CHAPITRE XI
L’aurore blêmissait quand les pirates les rattrapèrent.
Les trois compagnons étaient éveillés depuis une heure. « Pirates », c’est ainsi que Soheil avait qualifié ces clans qui vivaient entre ciel et terre. Ils fondaient sur des villages de lisière, qui pratiquaient le troc avec les caravanes de crabes-jardins sillonnant la Carapace. Quand Lorin l’interrogea sur ces animaux, la jeune fille lui répliqua sèchement qu’elle n’avait pas eut le loisir de faire la conversation. Lorin se tut, vexé. Il aurait apprécié quelque manifestation de gratitude.
Une fois guérie, elle avait erré dans la forêt jusqu’aux champignons géants. Là, on l’avait capturée par surprise, avec une perche terminée par un nœud coulant. Elle avait dû se laisser hisser à bord, sous peine d’être étranglée. Le chef, Falouk, avait fait construire une cage, dans laquelle il la maintenait enfermée. Il avait confisqué sa bourse de sel, pourtant presque vide.
Lorin ne céda pas à l’envie de lui demander si elle avait été forcée par Falouk. Dans le noir, il n’avait pas eu le temps de l’examiner. Mais elle aurait pu se méprendre sur ses intentions.
Diourk les aperçut le premier. Ils progressaient avec lenteur mais régularité. Pour se haler, ils utilisaient les perches dont Soheil avait parlé.
Lorin estima qu’ils seraient rattrapés le lendemain.
— Crevons les bulbes les uns après les autres, proposa Diourk. La baudruche nous déposera en douceur sur le sol, et nous continuerons à pied.
Soheil protesta :
— Nous gâcherions notre seule chance. Falouk n’aurait qu’à envoyer trois hommes, avec charge de vous abattre et de me ramener. Il est idiot d’espérer leur échapper, au milieu des champignons dénués de feuillage.
Lorin n’avait pas de solution de rechange. Le reste de la journée ne fut qu’un interminable crescendo d’angoisse. La jungle de champignons n’en finissait pas, mais les baudruches n’étaient pas assez nombreuses pour qu’ils puissent se perdre parmi elles.
Le soir, les pirates furent à portée de voix. Ils les injurièrent, puis leur promirent en riant de les tuer sans les torturer s’ils se rendaient. Lorin se boucha les oreilles pour ne plus entendre.
Il ne dormit guère. Pas plus, supposa-t-il, que Diourk. En ce qui concernait Soheil, qui pouvait savoir à quoi elle pensait ? Quelques pieds d’épaisseur végétale les séparaient, mais leurs esprits se trouvaient à un continent l’un de l’autre.
Vers minuit, des chuchotis précipités lui parvinrent, cessant tout aussitôt.
Dans la matinée du lendemain, une vaste éclaircie parsemée de volks à troncs lisses changea la nature du vent, qui les propulsa à plus de cent mètres du sol. Lorin ne se fit pas d’illusion, ils n’avaient droit qu’à un sursis.
Peut-être se trompait-il. Le sursaut d’altitude élargit leur champ de vision. Et là, à la limite de l’horizon, une ligne droite coupait la forêt en deux.
— La ligne de chemin de fer vangkana, murmura Lorin pour lui-même. La ligne qui transporte le minerai des Terres Profondes jusqu’à la baie du cosmodrome. La Carapace n’est plus loin.
La brise les portait allègrement vers la ligne. Le radeau des pirates s’était rapproché à moins d’un mille. D’instant en instant, il gagnait de la distance.
Des détonations éclatèrent. Sur l’instant, Lorin crut que les pirates disposaient d’armes vangkanes. Mais les explosions provenaient d’en bas. Des volks, qui lâchaient leur semence dans l’atmosphère.
Et qui les prenaient pour cible. Seuls les volks qu’ils survolaient crachaient leurs graines, les autres demeuraient inertes.
Tout à coup, Lorin comprit. Ces arbres percevaient, peut-être à la manière des tournesols, les variations de lumière, et, par conséquent, les objets qui les survolaient. Les baudruches constituaient une aubaine. Grâce à elles, leurs graines pouvaient parcourir des centaines de milles. Et c’est pourquoi ils se réveillaient lors du passage d’un nuage assombrissant les soleils. Les champignons profitaient des arbres à cornes. Les volks utilisaient les champignons géants.
Les hommes tiraient profit de tout cela à la fois. Qui profitait des hommes ?
Lorin eut un sourire intérieur. Les anciens du Conseil auraient pu répondre à cette question. Ou bien lui dire qu’il n’existait pas de réponse. Mais cette réponse était religieuse. Était-ce celle qu’il avait envie d’entendre ?
Il en était là de ses réflexions quand un sifflement, accompagné d’une vibration, se fit entendre. Aussitôt suivis d’un claquement sec.
« Nous avons été touchés ! », songea-t-il dans une involontaire contraction des épaules. Presque sur-le-champ, il pensa à Soheil. Avait-elle été atteinte par le projectile ?
— Je n’ai rien, cria-t-il. Et vous ?
Diourk répondit pour les deux. Il leur fallut quelques minutes pour constater les effets du tir. L’esquif chuta d’une dizaine de mètres, avant de se stabiliser à nouveau.
Les volks se déchaînaient sur leur passage, en un véritable tir de barrage. La baudruche, en perce de toutes parts, ne cessait de perdre de la hauteur. Un miracle que personne n’eût été touché.
Ils étaient descendus en dessous du niveau des arbres. Une plaine parsemée de volks et de champignons stratifiés s’étendait sur des hectares, jusqu’à la ligne ferroviaire, à une demi-heure de distance.
— On est au ras du sol, déclara Lorin. Est-ce qu’il vous reste des pierres à jeter ?
— J’ai dû m’en débarrasser pour faire place à Soheil, répondit Diourk. Mais on dirait qu’on ne descend plus. Ces démons de pirates gagnent sur nous.
— Rien de plus normal, le vent est plus fort en altitude. Il va peut-être falloir sauter de notre abri, et le tirer.
Le terrain se dégageait. La baudruche frôlait une crinière de hautes herbes mauves, ondulant sous la brise. Au loin, de grands oiseaux à pattes épaisses pâturaient en troupeaux débonnaires. Leurs ailes atrophiées étaient fondues dans la masse plumeuse. Lorin n’avait jamais entendu parler d’une telle espèce.
Un mugissement lui fit tourner la tête. Les oiseaux-vaches ? Non, cela venait de sa gauche, de l’autre côté de la baudruche.
— Diourk, qu’est-ce que c’est ?
Mais il avait entendu ce bruit, à Quai-Salin : celui que produisait la grande chenille de métal, le train de fret vangkana. Comme chaque semaine, il repartait vers les Terres Profondes.
— Voilà notre chance ! À quelle distance est-il ?
— Une lieue environ.
— À cette allure, on ne croisera pas sa route avant une demi-heure. Il faut tirer.
Il glissa jusqu’à terre. Libéré de son poids, l’esquif bondit dans le ciel. Par réflexe, il s’agrippa aux fibres traînantes. Ses pieds décollèrent de quelques pouces. La baudruche redescendit, permettant à Lorin de se hisser dans sa tanière. Il jura contre lui-même : il aurait dû le prévoir.
La baudruche avait pivoté, de sorte que Lorin put estimer la vitesse du train. S’ils ne se hâtaient pas, ils ne pourraient jamais l’atteindre.
Il n’y avait pas trente-six solutions. Lorin saisit sa hachette et creva des bulbes vers le centre de la baudruche, afin de ne pas la déséquilibrer.
Quand elle racla le sol, il sauta et empoigna un paquet de fibres. Un coup d’œil par-dessus l’épaule le fit grimacer. Falouk avait déposé une dizaine d’hommes retenus par des câbles. Ceux-ci tractaient le radeau.
Le train aussi se rapprochait : un monstre cuirassé au mufle rouillé et crotté de sanies, muselé par une étrave triangulaire qui s’effilait comme un éperon. Une file interminable de wagons produisait un vacarme de ferraille. Il progressait avec la persévérance aveugle et rectiligne des mastodontes.
Fourbu, Lorin lâcha le paquet de radicelles. Ils étaient parvenus au pied du parapet en pente, mais ils étaient trop bas. Dans trois minutes, la locomotive serait passée et il serait trop tard.
Il prit brusquement sa décision. Il escalada le parapet, sentant grimper dans ses cuisses le grondement du convoi, à un quart de mille. Le fracas mécanique devenait terrifiant.
— Sautez ! Il faut alléger la baudruche, tout de suite !
Soheil sortit la première. Diourk la rejoignit sur le parapet. La baudruche libérée de leur poids s’élevait. Ils empoignèrent les paquets de fibres, et la guidèrent au milieu de la voie, en travers des rails.
— Il faut nous entasser dans l’une des deux cavités, et nous laisser encorner par le train, expliqua Lorin en jetant un coup d’œil aux pirates qui les talonnaient. Le plus raisonnable est d’orienter notre cavité sur le côté, en tournant la baudruche.
Diourk s’apprêta à répondre, mais ils n’avaient plus de temps. Le museau du train grossissait devant eux, emplissait tout l’horizon. Au moment où ils se tassaient dans la cavité qui avait abrité Diourk et Soheil, Lorin songea qu’il s’était peut-être trompé, comme tout à l’heure. Si la vitesse de la locomotive était trop grande, son étrave déchirerait la baudruche par le milieu, et écraserait sans pitié ses occupants.
Le corps de Soheil était ramassé contre le sien. Diourk s’était tapi au fond de la cavité. Proche de l’ouverture, Lorin regarda. Le radeau des pirates avait ralenti, tout près d’une bande d’oiseaux-vaches qui les observaient en gloussant leur curiosité.
Un bruit de déchirement. Lorin se sentit décoller, rebondir sur une des parois, emmêler ses membres…
Un hurlement provenant de sa propre gorge le ramena à la réalité. Les parois moelleuses des bulbes les avaient protégés du choc. Ils étaient contusionnés, mais en vie.
L’ouverture paraissait plus large. La collision avait fait craquer certains bulbes, qui s’étaient vidés de leur gaz.
La baudruche avait tenu bon. Par l’ouverture, le paysage défilait. Plutôt lentement, pensa Lorin encore commotionné.
— On se déplace, murmura Soheil contre lui. Les pirates, où sont-ils ?
Lorin se pencha par l’ouverture.
— Ils restent en arrière. Nous sommes en train de les semer. Ils sont en pleine discussion. Falouk est furieux. Ils n’osent pas utiliser leurs grappins, sûrement à cause de la taille du radeau. Ce doit être le sujet de leur querelle. Maintenant, ils sont trop loin.
Il se rejeta en arrière. Goûter le repos était ce à quoi il aspirait le plus. La tension nerveuse et l’effort pour haler la baudruche sur près d’un kilomètre l’avaient harassé.
Il ne se rendit compte de son assoupissement qu’au seuil de ses rêves.
*
Le quotidien avait repris le dessus. Dans un premier temps, Lorin s’était assuré que la baudruche était correctement fixée, et ne risquait pas de chavirer sous les roues du train pendant leur sommeil. De la moisissure avait commencé à en tapisser la surface, la couvrant tout entière d’un duvet verdâtre et feutré.
Chose incompréhensible, Soheil manifestait à l’égard de Lorin une indifférence réfrigérante. Diourk ne cessait de le dénigrer en présence de la jeune fille. Mal à l’aise, Lorin préféra les laisser, pour aller explorer les environs.
Hors les trois passagers clandestins, il n’y avait pas d’autre être humain sur la machine roulante. Celle-ci se mouvait toute seule, de façon surnaturelle. Le haut de la locomotive était plat et large. Un garde-fou évitait de basculer dans le vide. Lorin se laissa bercer par sa stabilité, puis il sauta sur le premier fourgon.
Le dos de ce dernier accusait une légère courbure. Les fourgons faisaient comme les vertèbres d’une gigantesque échine. Lorin en compta six fois les doigts de ses deux mains. La moitié, sans bâche ni toiture, laissait voir des collines de caillasse.
« Je chevauche le monstre ! » se dit Lorin non sans fierté, en s’asseyant en tailleur sur le toit du fourgon, face à la marche. « Quelle aventure ! » Il était heureux d’échapper pour un temps à l’humeur de ses compagnons. Il se sentait égaré dans un labyrinthe d’émotions. Les clairières se multipliaient. De vieux champignons fissurés pourrissaient par terre, remplacés par des volks et de gros arbres à cornes. Le sol, naguère souple et gras, s’étiolait. La rosée du matin avait tendance à se raréfier.
« Le désert de pierre ne doit plus être loin. »
Cela faisait trois jours qu’ils roulaient à vitesse égale.
Lorin était perdu dans la contemplation de vieilles baudruches dégonflées, empêtrées dans les basses branches d’arbres à cornes massifs, lorsqu’il perçut des éclats de voix.
Il remonta la locomotive en courant. Les vociférations changèrent de ton. Il prit appui sur l’étrave, afin de se glisser plus vite dans l’ouverture d’où provenaient des cris étouffés.
Diourk était sur Soheil. Celle-ci essayait de se débattre, mais le garçon lui avait lié les mains derrière le dos. Il avait passé la lame de sa hachette sous sa tunique, afin de la fendre d’un coup.
En trois enjambées, Lorin fut sur lui. La musique du sang rugissait à ses oreilles. Il le souleva par le col. Le visage cireux, Diourk ne se défendit pas. Comme si toute force l’avait déserté pour entrer en Lorin, et son corps n’avait pas plus de poids ni de densité qu’une poupée de jonc.
Lorin le secouait sans ménagement au-dessus de l’ouverture.
— Tu te perds ! beugla enfin Diourk. Tu te perds pour une…
La fin de sa phrase se perdit dans un long chuintement de vêtement déchiré. Il disparut par l’ouverture avant que Lorin ait pu esquisser un geste pour le retenir.
Lorin se pencha. Le garçon avait glissé sur le côté de l’étrave, pour tomber derrière le parapet, et rouler sur le talus. Déjà, il se relevait.
— Il est sauf. Mais il ne pourra plus remonter.
La baudruche vacillait. Des mains le saisirent à la taille, le tirant à l’intérieur.
— Rentre donc, tu vas finir par nous décrocher !
Il se dégagea de l’étreinte sans douceur. L’adrénaline le faisait trembler comme une victime du mal des agités.
— Qu’est-il arrivé ?
Elle le regarda avec hargne, comme si elle lui en voulait.
— Est-ce qu’il est nécessaire de faire un dessin ? Ton frère cadet, le Gardien des traditions, a voulu me violer. C’est cela que tu voulais entendre ?
Lorin hocha la tête.
— Ce n’est jamais plaisant à dire, je le reconnais. Ni à entendre, pour moi. En tout cas, ne me demande pas de me sentir honteux pour les actes de mon frère.
— Rassure-toi, je ne te demande rien.
Il lui sembla que les yeux de sa compagne avaient perdu de cette luminosité intérieure qui l’avait tellement troublé, au début. Ils s’emplirent soudain de larmes, mais Lorin détourna rageusement la tête.
Ils s’enfermèrent dans un mutisme qu’aucun des deux ne chercha à briser. Vraiment, aujourd’hui était un petit-jour. La réserve de bonne volonté de Lorin était à sec. Ce qui était arrivé aurait dû les rapprocher, or c’était l’inverse qui s’était produit. Le garçon évitait le contact de sa peau. Il prenait conscience d’un tas de détails qui la différenciaient de lui : le signe de croix qu’elle faisait avant de se coucher, des mouvements de pudeur qu’il jugeait vainement ostentatoires ; l’acharnement puéril avec lequel elle avait recousu sa tunique déchirée.
Non, il ne la comprenait décidément pas.
C’est dans cet état d’esprit qu’ils arrivèrent aux abords de la Carapace.